Lockdown 3.0, l’Irlande est en train d’établir un record mondial : règles les plus strictes de la terre entière en cet hiver 2021, (avec l’exception peut-être du Pays de Galles et encore) : tous les commerces non essentiels sont fermés, écoles fermées, et interdiction de se déplacer à plus de 5 km de son domicile.. et surtout surtout, longévité absolue (et de loin)de restrictions de déplacement sur le territoire national : pas de sortie du county depuis mi-septembre , exception faite de 8 jours à Noel…on est mi-février… Qui dit mieux ?
Et, je ne veux pas dire le pire car cela facilite les choses, mais le plus étonnant, stupéfiant même pour la Française que je suis, c’est que personne ne dit rien. D’ailleurs, là aussi phénomène intéressant, l’opinion publique n’est pas un paramètre, n’entre aucunement en compte dans les décisions prises par le gouvernement, n’est même pas une variable régulièrement évoquée par le très sérieux Irish Times que je lis avec dévotion depuis le début de la pandémie. L’état psychologique de la population est connu, des sondages sont faits régulièrement, mais ne rentre pas en ligne de compte. Et pour cause : absolument personne ne râle, peste, jure, s’insurge à la française contre les décisions officielles. Critiquer le gouvernement n’est pas un sport national ici.
Là aussi, stupéfiant pour la française que je suis. Personne ne sait quand on pourra franchir les limites du county, personne ne sait quand les écoles vont enfin rouvrir, so what ? Les Irlandais ont cette capacité, à la fois d’adaptation et de résignation qui est à la fois leur plus belle force et leur plus grande faiblesse.
Cette façon qu’on les gouvernants irlandais de nous parler en ce moment dans les médias, façon maitresse d’école, comme si le peuple avait 6 ans ou était « unmündig » comme dirait Kant : bon on vous dira prochainement si et quand les écoles rouvrent, mais on vous prévient tout de suite, les restrictions ne seront pas levées avant longtemps..
Cette façon de communiquer sans le faire au détour d’un interview semi-officieuse, et ce depuis des semaines, les Français seraient déjà dans la rue là. Pas de président Jupitérien ici.
Et le niveau et la durée des restrictions : en Allemagne, les gens auraient déjà foncé à la cour suprême et crié aux décisions liberticides ! Certes le passé allemand fait que la liberté individuelle passe avant tout.
Mais l’Irlande, elle, a tout de même été subdued pendant 900 ans pour reprendre leurs propres termes… et cela subsiste quelque part, en effet, les gens ne disent juste. Rien. Ce n’est qu’une théorie, mais je pense qu’il subsiste un fond d’adaptation féodale dans leur mode de fonctionnement, qui date de l’époque de domination anglaise. Les irlandais laissent leurs gouvernants décider, ils les écoutent, prennent acte, font le dos rond et continuent leur petit bonhomme de chemin. Par conséquent, là où les Français consacrent beaucoup d’énergie inutile à râler, les Irlandais eux utilisent la leur à s’adapter.
On ne peut inviter personne ? Que cela ne tienne, on se retrouve au parc ! Ça tombe bien, soleil, pluie ou vent, les Irlandais sont équipés pour toutes les éventualités. La pluie irlandaise n’arrête pas les irlandais, il suffit juste de sortir dès qu’elle s’arrête. On a vu fleurir un nombre de petits groupes dans les parcs, café à emporter à la main, impressionnant. La queue devant les petits coffee houses fait parfois le tour du pâté de maisons.
On ne peut pas dépasser les 5 KM ? Pas grave, il suffit de partir à pied ou en vélo et repousser les limites. En cas de contrôle de garda, il suffit d’avoir une histoire crédible à leur raconter, pas de pièce justificative, les maximes de Grice sont poussées à l’extrême ici : on part du principe que votre interlocuteur vous dit la vérité.
On ne peut plus aller au pub ? Pas grave on boit à la maison ! D’où le taux de remplissage impressionnant des containers à verre. Il faut savoir que le pub est en général l’extension du salon pour les Irlandais, contrairement aux français ils n’ont en temps normal pas forcément de grosses réserves de bière ou autre alcool à la maison.
Why worry ? H Böll l’avait très bien souligné dans son Irisches Tagebuch : la double importance du « It could be worse » et du « I shouldn’t worry »

Quand à moi, j’ai pour la première fois de mon existence un aperçu de la vie que j’aurais en contemplant les pays libres depuis un pays totalitaire, quand je vois mes amis français, allemands et américains qui se déplacent librement, qui vont à l’hôtel, voire qui font du ski pour certains … avec la consolation d’avoir un poste d’observation privilégié à Dublin, quasi anthropologique !