Kilkenny

Il était une fois deux chats qui se sont battus pour marquer leur territoire. La bataille fut tellement rude qu’il ne restait que leur queue à la fin. Et ce fut le début de Kilkenny. L’expression de « fight like kilkenny cats » quand on parle d’une bataille sans pitié est passée dans le langage courant en anglais. Fascinée par cette légende et ses ramifications lexicales, la dame à chats que je suis part pour deux jours à Kilkenny avec une amie irlandaise, dame à chiens mais pas sectaire.

A première vue, Kilkenny est juste une petite ville irlandaise comme il y en a d’autres, rue étroites, mélange de jolies vieilles maisons et maisons plus modernes, pas d’immeubles en centre-ville. Mais en observant la ville, on se rend compte que Kilkenny est une ville chargée d’histoire qui tire le meilleur parti de sa triple origine religieuse, commerçante et mythique.

Religieuse parce que comme souvent en Irlande, c’est avec un monastère que l’histoire de la ville a commencé, avec un moine plus précisément : Canice, ou Cainnech en gaélique, Kenneth en Ecosse et Kenny en Angleterre, de qui la ville de Kilkenny tire son nom, est un personnage historique attesté, un religieux du 6e siecle. Il a contribué à évangéliser l’Irlande et l’Ecosse. C’est de lui que Kilkenny tient son nom, littéralement « cill », l’église, de « kenny ».

C’était l’époque où les traditions druidiques étaient en concurrence avec l’émergence du christianisme et perdaient peu à peu du terrain. Le comté de Kilkenny était la dernière poche de résistance. Après son retour d’Ecosse où il avait accompagné Columba, la dernière mission de Canice fut de christianiser le comté, en fondant un monastère notamment. Les trois églises très proches, l’eglise St Canice, la cathedrale St Mary et la magnifique abbaye noire attestent encore aujourd’hui de l’importance de ces fondements religieux dans une ville somme toute assez petite.

 Ce qui n’empêche pas les emblèmes de chat de proliférer, et voilà notre dimension mythique qui côtoie la religion. Je l’ai déjà écrit dans ce blog, en Irlande, la religion et la mythologie ont toujours fait bon ménage.  Je trouve mon premier chat à l’entrée de la pension qui nous accueille, et que l’on repère grâce à son panneau figurant un chat en smoking. Très chic. Et les chats continuent de parsemer la ville, que ce soit en logo de pubs ou en statues.

 Le mythique devient superstitieux le soir au Kyteler Inn, un pub incontournable. Alice Kyteler – par ailleurs figure sociale et politique majeure dans le comté – avait fondé le pub au 13e siècle, qui est  alors rapidement devenu un lieu de divertissement reconnu. Dame Alice a également enterré quatre maris, ce qui a attiré les suspicions et lui valut l’honneur douteux d’être victime d’un des très rares procès en sorcellerie en Irlande (cf. article L’Irlande magique 3/3 magie ambiante). On suppose maintenant qu’en fait de sorcellerie, elle avait juste suffisamment de connaissances en botanique.. elle est tout de même devenue très riche grâce à ses veuvages rapprochés hein. Elle a pu s’échapper en Angleterre grâce à des relations, c’est sa servante Petronilla qui a fini sur le bûcher à sa place, au temps pour la justice sociale. Le pub existe toujours des siècles et des siècles plus tard, ce qui en fait l’un des plus anciens d’Irlande, excellente « pub food » et ambiance cozy avec les pierres apparentes et de la musique traditionnelle. Rien n’atteste que Dame Alice ait eu un chat, mais le mythe se mélange à la superstition et l’emblème du pub est un chat. Noir évidemment. Et les clients peuvent admirer une magnifique statue de Dame Alice sur un balai à l’intérieur du pub. Ce qui n’empêche pas les habitants d’aller à la messe dans une des trois églises de la petite ville tous les dimanches.

Continuons de filer la métaphore féline en signalant que et les habitants et l’équipe locale de hurling sont nommés en leur honneur, les « Kilkenny cats ». Depuis leur première victoire en 1904, ils ont gagné 36 fois le tournoi all Ireland de hurling. Et d’ailleurs, l’expression « kilkenny cat » quand elle désigne une personne, veut dire que celle-ci ne lâche rien. Le hurling se joue avec des battes et avec une petite balle qui va très vite, cela fait un peu penser au vif d’argent dans les tournois de quidditch de Harry Potter. La finale de hurling fin aout au mythique Croke Park de Dublin est avec le rugby un des évènements sportifs majeurs de l’année en Irlande.

On rentre dans notre charmante pension en passant le long de la rivière Nore joliment illuminée, tous les pubs remplis, la statue des kilkenny cats se dressant fièrement sous la lumière de la lune. Le lendemain matin, après un excellent petit déjeuner chez la Coco qui ne désemplit pas, les cats semblent s’être donné le mot pour venir y prendre un café ou un muffin à emporter, nous explorons le côté marchant de la ville. C’est en effet grâce au commerce, à la laine et au marbre noir que Kilkenny a autrefois fait fortune. Kilkenny est d’ailleurs parfois surnommée « the marble city ». La ville a construit un château et des remparts au XIIe siècle et est devenue dès cette époque une ville commerçante et prospère sous contrôle anglo-normand. L’ancienne demeure de la famille Rothe – qui se visite – est un exemplaire unique en Irlande d’une maison marchande du XVIe siècle.

La puissance de Kilkenny a culminé au XVIIe, puisqu’après la rébellion de 1641, la ville a même été une décennie durant la capitale d’un gouvernement alternatif de l’Irlande, la confédération irlandaise, ensuite renversé par l’arrivée des troupes de Cromwell. On le voit, Kilkenny a été discrètement au cœur de l’Histoire irlandaise durant fort longtemps.

Nous profitons également de notre visite pour faire un tour chez Smithwicks, bière presque aussi culte que la Guinness, puis au Kilkenny Design, dont un second exemplaire se trouve Nassau Street à Dublin. Ce magasin est en fait l’héritier du Kilkenny design workshop qui avait été fondé par une initiative gouvernementale des années 60 visant à promouvoir le design pour l’industrie et l’artisanat. C’était à l’époque une institution unique au monde, en fait une vision avant-gardiste des incubateurs de start up modernes. Cela a donné naissance au Kilkenny Design qui s’attache à vendre le made in Ireland. Cette volonté de vendre l’artisanat local se retrouve ainsi dans tout le centre-ville, avec nombre de petites boutiques, peu de chaines, peu de fermetures. C’est très rare dans le pays, d’après mon amie irlandaise.

Tout ceci est dominé par l’énorme château, qui surmonte paisiblement la petite ville, solide témoin de son passé, puisqu’il a été le fief de la dynastie des Butler durant plus de 500 ans. La célèbre famille Butler est arrivée en Irlande avec les invasions anglo-normande (une des variantes est le nom français le Bouteiller, car à l’origine un « butler » était chargé des coupes du roi). Ils ont ensuite acquis leurs lettres de noblesse devenant même comtes d’Ormond. Les Butler avaient de forts liens avec la couronne d’Angleterre, d’ailleurs Ann Boleyn était une Butler. Faute de moyens, la famille Butler a finalement quitté le château dans les années 30 et il fut vendu à l’Etat pour la somme symbolique de 50 livres. Sa visite n’en montre pas moins la splendeur passée et reflète bien la vie bourgeoise du XIXe siècle, c’est en fait une sorte de Kylemore plus urbain.

D’abord un bastion de résistance religieux, puis politique, Kilkenny a été avant-gardiste à maints égards. Mais ce n’est pas pour autant devenu une ville musée.  Et c’est avec une pensée à la fois admirative et estomaquée pour le féminisme culotté d’Alice Kyteler, que nous rentrons à Dublin.

Félinement vôtre

Pauline Chatelain

Guesthouse
Kyteler Inn, Statue de Dame Alice
Kilkenny, Black Abbey
Kilkenny Intérieur du chateau
Kilkenny by night

Publié par pchatelain

Je suis une Française qui habite actuellement en Irlande et qui s intéresse particulièrement à la valeur des mots

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