NI = Northern Ireland, Irlande du Nord
Mi-Octobre 2023, nous sommes 25 ans après les accords du Vendredi saint. Qu’en est-il exactement ?
Afin d’essayer y voir plus clair, je pars à Belfast et réserve le « political walking tour » à Belfast ouest : on nous annonce 3 heures de visite à pied et en groupe, 4 kilomètres au total avec deux guides différents des deux côtés de l’Histoire. J’en suis sortie après 3h 30, le corps agité de tremblements incontrôlables et les doigts gourds à la limite de l’hypothermie mais ô combien impressionnée.
Je pars à Belfast en train depuis Dublin. Le Belfast express est toujours plein, il faut réserver, il y a même une salle d’attente dédiée dans la gare de Connolly. Durant le trajet qui dure 2 bonnes heures dans un wagon ma foi très confortable, le wagon bourdonne de bavardages. Le gens voyagent manifestement en petit groupes et ça papote, ça papote… ce n’est pas étonnant que la petite Irlande ait remporté à elle seule 4 prix Nobel de littérature ! On ne remarque pas la frontière, le train roule sans arrêt ni contrôle. Seule la présence sporadique de Union Jacks dans la campagne environnante signale qu’on est passé au Royaume-Uni.
Le cœur des Troubles, c’était Belfast ouest, presque 100.000 habitants et un habitat clairement séparé entre les deux factions.
Le tour commence à Falls Road, bastion nationaliste, au pied de la tristement célèbre DIVIS tower (cf. article « les Troubles »), seul tour du complexe encore debout et habitée aujourd’hui. Elle marque le début de West Belfast derrière la rocade A12.
Le premier guide parle vite et passionnément, avec un fort accent d’Irlande du Nord (avantage à tous ceux qui ont regardé la série « Derry Girls » en VO sur Netflix). C’est un ancien de l’IRA, enrôlé très jeune, arrêté à 18 ans (on ne saura pas pourquoi) a passé 6 ans en prison, a perdu son frère et son meilleur ami dans le conflit. Il a eu de la chance dit-il, il est en vie et peut voir grandir ses petits-enfants, mais il le dit lui-même, il s’en est fallu de peu pour que ce ne soit pas le cas. Il reconnait dès le début que oui il a voulu tuer des gens, mais que non ce n’est pas la solution. On ne peut pas justifier les exactions commises par l’IRA, rien absolument rien ne justifie de tuer des civils, affirme-t-il haut et fort. Et répète tel un mantra à quel point il est heureux que NI ait résolu le conflit.
Belfast ouest n’est pas un quartier riche, les habitants ne sont pas propriétaires de leur logement, ce sont des logements sociaux. Cela dit, au premier abord, le quartier est plutôt sympathique : la DIVIS tower mise à part, point de hautes tours d’habitation comme dans les banlieues françaises mais des maisons individuelles. Belfast ouest, c’est en fait des rangées et rangées de proprets petits pavillons, souvent pourvus de jardin. Les jardinets sont entretenus, les rues aussi, la circulation est limitée.
Ensuite, en marchant, le regard est vite attiré par les barrières et les murs. 7,3 km de murs. Ces murs latéraux séparent des rues afin d’éviter de potentielles incivilités et de sécuriser les deux côtés. Non seulement les murs existent toujours 25 ans après la signature des accords du vendredi saint – il y en a une soixantaine – mais de plus leurs portes ferment tous les soirs à 19h, pour rouvrir tous les matins à 6h. Certains d’entre eux ont même été construits après 1998 qui plus est, afin d’éviter des échauffourées journalières. Y a-t-il un moyen de passer quand même en soirée demandons-nous au guide ? La réponse est négative. À la suite d’accrochages, même les portes de services ferment à 19h maintenant. Si les portes sont fermées, il faut contourner les murs.
Et le guide de nous raconter qui a été tué, assassiné, « abattu » par l’armée britannique, l’UVF et affiliés à tel ou tel endroit. Il est en cela aidé par les peintures murales : elles sont nombreuses, partisanes et bavardes.
Nous sommes transférés d’un guide à l’autre, pile à l’heure prévue, sur une rue sans muraux et par un simple signe de tête des deux guides, sans poignée de main.
Le deuxième guide a un accent très anglais, parle plus posément et insiste sur l’articulation. Il commence par nous asséner des chiffres, qu’il connait par cœur : nombre d’habitants de chaque côté, nombre de morts, nombre de tueries, il connait tout à l’unité près. On le sent en deuil lui aussi, il a des larmes aux yeux quand il évoque des morts d’enfants.
On comprend alors que Belfast ouest a absolument tout en double : habitats, écoles, magasins, bibliothèques, pubs, hôpitaux, et bien sûr églises. Au quotidien, les deux communautés ne se mélangent absolument pas.
Tout à coup, les petites maisons prennent une connotation inquiétante, entre film fantastique et roman noir. Et c’est là aussi que le visiteur réalise qu’à Belfast ouest, le tour consiste en fait à suivre les deux guides de jardin du souvenir en peintures murales, de croix en gerbes de fleurs. Il faut bien comprendre, que même en plein milieu de l’après-midi on ne croise quasiment personne durant 3 heures, hormis les autres groupes de touristes facilement repérables, et les enfants et ados qui sortent de leur école respective, en petits groupes et tous en uniforme.
Et le guide loyaliste de nous promener de bombe en peinture murale, de nous raconter qui a été tué, assassiné, « abattu » par l’IRA. Mais de mention de la domination Britannique sur les Irlandais point. Il donne au contraire l’impression que à leur tour, les loyalistes se sentent comme encerclés. Et nous répète tel un mantra à quel point il est triste de tout ce passé et inquiet pour l’avenir. Il se sent assiégé : et si le Sinn Fein voulait toute l’ile d’Irlande aux Irlandais ? Le tour culmine sur Shankill road, bastion loyaliste, où, non loin d’un récent portrait géant du roi Charles, un mémorial liste et affiche des photos toutes les victimes britanniques.
Même sur Shankill road qui est pourtant une rue commerçante, on ne voit que peu de gens, et dès 17h30, les magasins commencent à fermer les uns après les autres, non pas en fermant leur porte mais en abaissant leurs lourds rideaux de fer.
Notre guide n’est pas avare de son temps : après 2 heures au lieu des 1h30 prévues, je le remercie et quitte Shankill Road bien après 18 heures, entre les murs et les petites maisons de brique rouge au soleil couchant. Les rideaux sont baissés, les rues sont vides. Seuls quelques enfants jouent dehors devant les nombreux squelettes, fantômes et autres artefacts d’Halloween conférant au quartier une atmosphère presque lugubre de Gotham City. A force de prendre des notes et des photos, ma batterie est à plat. Je n’ai rien pour me guider, mon sens de l’orientation étant mauvais, je m’oriente avec la DIVIS tower qui dépasse à l’horizon, et je prie pour pouvoir sortir de Belfast ouest avant 19h, faute de quoi il me faudrait des heures pour contourner les kilomètres de murs maudits.
J’arrive enfin à franchir le pont de la A12 et quitter Belfast ouest. Je me retrouve presque sans transition dans le centre, dans une ville « normale », et animée en ce vendredi soir : beaucoup magasins sont encore ouverts, les pubs regorgent de clients prenant un verre, il y a beaucoup de monde dans les rues, tout un joyeux mélange urbain de locaux et de touristes. On y voit de vieux bâtiments jouxtant des constructions neuves, et toute une foule vivante prête à profiter du week-end au restaurant, au théâtre ou à l’opéra.
Je réchauffe mon hypothermie naissante dans un pub avec un excellent plat de saumon et pommes de terre irlandaises arrosé d’un verre de vin du Commonwealth, avant de rentrer à l’hôtel. Celui-ci est envahi par un groupe de retraités italiens, ô combien bruyants mais ô combien chaleureux, manifestement ravis d’être en voyage en Irlande du Nord ! J’ai l’impression de sortir d’une réalité parallèle..
Le contraste entre les deux Belfast est également saisissant le lendemain matin : le marché St George est bondé, il accueille beaucoup de touristes et on n’y est pas sectaire, on y accepte même les Euros, chose très rare en NI. De nombreux cafés animés permettent de s’offrir une pause chaude à côté des centres commerciaux bien achalandés. On voit également beaucoup de promeneurs le long des élégants quais ensoleillés aux noms royaux, non loin des anciens chantiers navals bordés de jolies sculptures. Belfast centre le samedi matin, c’est très agréable.
En attendant mon train de retour, je me repasse le film. Entre « permafrost sectaire » et modernité vibrante, Belfast étonne et interroge. Les deux guides étaient d’accord sur deux choses :
- En NI, ne s’agit pas d’un conflit religieux, la religion catholique ou protestante est juste concomitante disent-ils
- La situation en NI offre des parallèles avec le conflit israélo-palestinien (plus là-dessus dans un article à venir, « l’ile d’Irlande face au Brexit »).
Ceci mis à part, La tonalité générale des deux guides était très différente : le guide irlandais était apaisé, assumait la violence passée et récusait l’idée d’une violence future. Le guide britannique était crispé, voire inquiet, accusait la violence passée et se posait la question du futur.
Du côté irlandais, on envisage de plus en plus sérieusement une réunification future de toute l’île. La possibilité d’un référendum d’auto-détermination est inscrite dans la constitution de NI et ne poserait pas de difficulté légale. Or le guide britannique affirmait à la fois qu’un référendum ne passerait pas et que les siens étaient prêts à toute éventualité, nous disant littéralement « we prepare for peace, we prepare for war » (« nous nous préparons à la paix, nous nous préparons à la guerre ») : faudra t’il défendre son territoire ?
Je m’interroge : qu’est-ce que Belfast ouest alors ? Une ville fantôme ? Une ville musée ? Non, puisque presque 100.000 personnes en chair et en os y habitent, ou plutôt cohabitent avec nombre de fantômes qu’ils ramènent à la vie en permanence. C’est une statue de sel comme les filles de Loth dans la Bible. Cela fait trois générations que des enfants naissent et grandissent dans cet environnement figé, entourés de mémorials. Les deux guides avaient la soixantaine, et on comprend bien qu’il y a beaucoup à pardonner des deux côtés. Mais il y a aussi toute la génération des Peace Babys, ces enfants nés après 1998, qui n’ont pas grandi avec les checkpoints et barricades, et qui nonobstant les innombrables plaques commémoratives et peintures murales refusent de reprendre à leur compte le combat de leurs parents et aïeux. Pourront-ils faire pencher la balance ?
Le Belfast express vers Dublin est tout aussi plein qu’à l’aller. Les gens papotent moins, car c’est soir de match et la plupart des passagers regardent la coupe du monde de rugby en direct du stade de France sur leur téléphone portable; même ma voisine, une dame au look très classique, d’une quarantaine d’années, c’est vous dire !
La petite fille de Bobby Sands, qui porte le joli nom celte de Erin, a gagné avec son équipe cet été à Croke Park – le stade mythique de Dublin – la coupe junior de football gaélique « all-Ireland » (c’est-à-dire de toute l’île d’Irlande). Hommes ou femmes, jeunes ou vieux, catholiques ou protestant, milieu aisé ou populaire, loyalistes ou républicains.. gaélique ou rugby, le sport est « All-Ireland » et les unifie tous, même si c’est pour un court moment.
Pauline Chatelain





Bravo ! Très vivant…
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