les Troubles

IRA = Irish Republican Army, organisation armée et souterraine créée en 1919, dont le but est de libérer toute l’ile d’Irlande de l’occupation anglaise par la violence

RUC = Royal Ulster Constabulary, police d’état nord irlandaise, créée en 1922 et constituée essentiellement de membres anglais et/ou protestants

UVF = Ulster Volunteer Force. Organisation paramilitaire fondée en 1966. C’est le pendant anglais de l’IRA. Organisation déclarée terroriste par le Royaume Uni en 2000

Les Troubles : un habitat séparé, une société inégalitaire, un gouvernement séparé par un bras de mer, des manifs qui dérapent, un engrenage de la violence. On comprend mieux la durée du conflit et son profond ancrage, si on prend en compte le fait que les Troubles se sont joués à quatre niveaux :

  • Civil et religieux
  • Paramilitaire
  • Carcéral
  • Politique

Il faudra 30 ans, 3.720 morts, presque 37.000 fusillades, plus de 16.000 explosions et deux prix Nobel pour résoudre le conflit. Deux tiers des morts sont le fait de l’IRA, 23% de l’UVF et 10% de l’armée britannique. Suivent quelques éléments d’explication et d’analyse quant à l’ampleur et la durée de ce conflit si particulier :

Les choses n’arrivent pas par hasard, ni d’un coup. Au début des années 60, il y a environ 65% de protestants et 35% de catholiques en Irlande du Nord. Chaque communauté vit de son coté, mais ce sont les protestants qui ont la mainmise absolue sur la vie politique et économique de la province. Trois choses sont en train de changer :

  • L’émergence d’une nouvelle génération mieux formée que ses parents grâce au système d’éducation publique et gratuite et qui n’a pas l’intention de rester au bord de la société
  • L’émergence dans différents pays, les USA notamment, de mouvements de droits civiques et création à Belfast de la NICRA (Northern Ireland Civil Right Association) sur le modèle des Black civil rights
  • L’élection de Terence O Neill à la tête de la province en 1963, animé d’un réel désir de modernisation économique et de rapprochement entre les deux communautés

Cette coexistence d’un milieu principalement étudiant en ébullition et d’un premier ministre à la fois conservateur et réformiste (il mentionne même une ‘nouvelle aurore’ pour l’Irlande) face à une société dont l’ordre fermement établi se trouve bouleversé est le point de départ des Troubles.

Ce courant pacifiste empli de désir de droits civiques se heurte ainsi au pouvoir des protestants – pouvoir à la fois politique, économique et social – et à leur rites (religion, défilés) bien ancrés.  Ce sont ces rites qui mettent le feu aux poudres. En effet, les orangistes étaient coutumiers des marches régulières et n’acceptent pas que les militants de droits civiques organisent à leur tour des marches. En 1968, une marche pour les droits civiques se trouve concurrencée par une marche des protestants apprentice boys of Derry. La marche a lieu malgré une interdiction des autorités et est durement réprimée par la RUC, dont la violence de la répression a été mondialement médiatisée. C’est le début des Troubles.

Des petites réformes sont introduites, largement insuffisantes pour la communauté catholique dont un certain nombre de membres commencent une longue marche entre Belfast et Derry. Arrivés au pont Burntollet le 4 janvier 1969, ils sont attaqués par des hardliners et la RUC ne fait pas grand-chose pour les aider. Cela déclenche plusieurs jours d’émeute. Dès le début, les protestants se sentent menacés (et là réside l’une des clés de compréhension du conflit) et sous la bannière de l’UVF, certains d’entre eux font exploser une série d’infrastructures intérieures faisant porter le chapeau à l’IRA, forçant O Neill à démissionner.

C’est dans ce contexte tendu que les manifestations annuelles des orangistes ont lieu à Derry, célébrant comme tous les ans la victoire du protestant William sur le roi catholique James en 1690. C’est de facto un symbole fort pour la communauté protestante et unioniste. Le 12 aout 1969 une manifestation tourne mal quand le RUC lance pour la 1e fois dans le Royaume Uni des gaz lacrymogènes sur la population du Bogside, le quartier catholique de Derry. Les désordres atteignent Belfast, des maisons catholiques sont brûlées. Les évènements de l’été 69 ont trois conséquences durables :

  • La construction de murs : les tristement célèbres Peace Walls sont érigés dès 1969, à la fois pour séparer et protéger la population.
  • La renaissance de l’IRA, jusque-là peu populaire, même parmi les catholiques.
  • L’entrée en scène de l’armée britannique, en théorie sur place pour pacifier la population, en pratique venue en soutien à la frange britannique de la population.

Et c’est ainsi qu’aux émeutes répond la force qui amène la violence, et ainsi de suite. Un cercle vicieux s’établit qui durera 30 ans. Durant plus d’une génération, de négociations en voitures piégées, le quotidien des habitants est rythmé par la séparation, la ségrégation, les alertes à la bombe et les contrôles policiers.

En septembre 70, l’IRA et l’UVF ont déjà fait exploser 100 bombes et tué 21 personnes, et on en est qu’au début. Depuis Londres, on regarde avec un certain dédain cette province et ce qu’on considère à tort comme des émeutes conjoncturelles : le Home secretary chargé de la province ayant même dit au retour d’une visite « What a bloody awful country. For God’s sake, bring me a large scotch » (Quel affreux pays. Pour l’amour de Dieu, apportez-moi un grand scotch, sic).

La violence couve jusqu’au 30 janvier 1972. Ce jour-là, une marche de droits civiques était annoncée à Derry. Voulant frapper fort, le gouvernement britannique envoie des paras en amont, afin de « mater » de potentiels débordements et le mouvement en général. Les paras ouvrent le feu sur des manifestants non armés, tuant 13 personnes. Les victimes reposent encore aujourd’hui côte à côte au cimetière de Derry. Cela fait scandale, Dublin rappelle son ambassadeur à Londres. Après ce que l’Histoire a rapidement appelé le « bloody Sunday », la violence de la répression donne à l’IRA un fort regain de notoriété et de nombreux jeunes rejoignent ses rangs.

Sur un plan sociétal, il faut bien comprendre également qu’il régnait une intolérance certaine des deux côtés. Du coté protestant, le pasteur et politicien Ian Paisley allait jusqu’à dire que les catholiques « breed like rabbits » (‘se reproduisent comme des lapins’, sic), son narratif récurrent fait mouche auprès une frange importante de la population, des classes populaires principalement. Du coté irlandais, l’IRA prône la violence et la ‘libération’ complète de l’ile d’Irlande de l’occupation britannique. L’IRA ne recule même pas devant des actions coup de poing vis à vis de catholiques considérés comme des traitres. C’est ainsi que l’année 1972, année noire des Troubles, se termine avec l’enlèvement et le meurtre de Jean MC Conville, veuve d’un catholique elle-même convertie, et mère de 10 enfants, accusée par l’IRA d’avoir aidé un soldat britannique grièvement blessé et d’informer les Britanniques. Les enquêtes ont clairement réfuté la seconde accusation par la suite, et la première revient à sanctionner lourdement un acte de charité chrétienne, ce serait ironique dans ce contexte spécifique, si ce n’était pas cynique. Le fait est que Jean Mc Conville habitait dans une des DIVIS towers, logements sociaux et bastion catholique. L’une de ces tours était littéralement chapeauté par un poste d’observation de l’armée britannique auquel on ne pouvait accepter que par hélicoptère.

Pendant les premières années, pour le gouvernement britannique, les Troubles étaient une question interne uniquement. Ils refusaient de prendre en compte l’avis de Dublin, jusqu’en 1973, date des accords de Sunningdale, qui créent une nouvelle assemblée d’Irlande du Nord. Cela donne une voix aux deux cotés et un rôle réel à la république via la création du Council of Ireland. Cela marque donc un vrai changement de paradigme, avec un premier accord signé conjointement par les Britanniques et les Irlandais. Ce principe est resté pour les accords futurs. Mais Sunningdale est également source de conflits, pour les loyalistes, le principe même du council of Ireland étant pour eux inacceptable. En réponse, une grève générale – des raffineries notamment – est orchestrée par les unionistes qui contrôlent l’économie. Parallèlement, ce même mois de mai, l’UVF fait exploser trois voitures piégées à Dublin et une à Monaghan. Il y a 33 morts et des centaines de blessés. C’est l’attaque la plus meurtrière de tous les troubles. L’IRA répond à cela en novembre de la même année par deux explosions dans des pubs à Birmingham, faisant 21 morts et 182 blessés.

Malgré tout, les négociations continuent en toile de fond et l’IRA annonce un cessez le feu en Mai 1975. Il ne tient pas longtemps et au milieu des années 70, on sait que le conflit va durer. C’est ainsi que la vie quotidienne des habitants est rythmée par les barrages militaires pour éviter des voitures piégées et autres potentiels bombardements, des fouilles sont également effectuées à l’entrée des grands magasins.

Du côté britannique, on se réorganise, et on organise une ulstérisation du conflit : la sécurité est transmise à la RUC locale, ce qui coute moins cher aux Britanniques que l’envoi de militaires formés à grand frais pour combattre aux côtés de l’OTAN. Le discours officiel devient limpide : l’Irlande du Nord serait menacée par un petit groupe de terroristes.  Les membres de l’IRA sont présentés comme de vulgaires criminels et non pas des activistes politiques. Par conséquence logique, les prisonniers perdent leur statut de prisonniers politiques. Le narratif du côté britannique fait ainsi de l’IRA le seul problème, et cela a du succès puisque c’est exactement comme cela que les Troubles sont perçus dans le reste de l’Europe.

Sentant le conflit long, l’IRA, notamment sous la pression de Gerry Adam, se réforme, et c’est la création du parti Sinn Fein, qui donne une voix politique officielle et légale au mouvement paramilitaire souterrain.

En 1976 se créent les Peace People. Ce sont des femmes qui organisent des marches pour la paix, à leur tête Mairead Corrigan et Betty Williams qui obtiennent le Prix Nobel de la Paix. Le mouvement n’a pas rencontré le succès escompté, mais l’argent du prix Nobel a permis entre autres à leur organisation de créer des écoles interconfessionnelles

Le tournant viendra des prisons au début des années 80. Les prisonniers de l’IRA ne cessent de réclamer le rétablissement de leur statut de prisonnier politique. Leurs revendications concernent le droit de porter leurs propres vêtements, d’être dispensés du travail obligatoire, de pouvoir se réunir, et de recevoir des paquets et de la visite régulière. Pour se faire entendre, ils refusent d’abord les vêtements carcéraux et ne se vêtissent que de leur couverture, d’où le surnom de « prisonniers couvertures». Ils adoptent ensuite le « dirty protest » (‘protestation par la saleté’), qui consiste à ne pas vider ni nettoyer leur seau d’excréments, qui s’accumulent ainsi dans la cellule. Ils tiennent plusieurs années ainsi mais ne rencontrent que peu d’attention médiatique, et décident en 1979 de passer à la vitesse supérieure, le seul outil encore à leur disposition, à savoir la grève de la faim, dans le tristement célèbre Block H.

Le 27 octobre 1980 sept prisonniers commencent une grève de la faim. Londres offre des concessions sur les vêtements et achète des vêtements neufs pour eux mais ne leur rend pas les leurs. Les prisonniers arrêtent leur grève, mais se sentent dupés. Une seconde grève de la faim débute le 1 mars 1981, en cascade cette fois, un prisonnier commençant chaque semaine, afin de faire durer l’action le plus longtemps possible. Bobby Sands était l’un de ceux-là. Durant sa grève de la faim, il se porte candidat aux élections parlementaires et gagne depuis la prison, ce qui lui donne une énorme tribune médiatique. Des messages du monde entier arrivent à Londres en soutien aux demandes des prisonniers. Margaret Thatcher, ne cède pas, d’autant moins que l’IRA avait touché au cœur même de la royauté 18 mois auparavant avec l’assassinat de Lord Mountbatten et de sa famille. Bobby Sands décède le 5 mai 1981. Ses funérailles sont retransmises à la télévision et suivies par 100.000 personnes, ce qui fait post portem de lui de facto un prisonnier politique. Plusieurs autres prisonniers meurent ensuite, puis les morts s’arrêtent car les familles demandent un traitement médical. Peu de temps après, Londres accède aux demande des prisonniers.

L’élection suivie de la mort de Bobby Sands a été un double traumatisme et a induit un double changement de paradigme. Du coté irlandais, traumatisme car on a été choqué de voir que Thatcher avait laissé mourir l’un de ses députés en prison, et changement de paradigme car on a réalisé que la voie politique avait beaucoup plus de chance de succès que la voie paramilitaire. Du côté britannique traumatisme, car on a été choqué de voir que quelqu’un que beaucoup considéraient comme un vulgaire criminel en alignement avec le discours officiel jouissait d’un soutien populaire tel qu’il pouvait légalement être élu à Westminster; et changement de paradigme car il fallait bien qualifier ce soutien de politique et compter avec les voix irlandaises et catholiques à l’avenir en Irlande du Nord. Et d’ailleurs, le ratio catholique/protestant commence à s’inverser, ce qui sera officiellement comptabilisé dans le recensement de 1991. Une conscience émerge et les peintures murales urbaines, jusque-là apanage des loyalistes, apparaissent du côté républicain.

Les grèves de la faim marquèrent ainsi un véritable tournant, même si-il faudra encore 17 ans pour arriver aux accords du vendredi saint. En effet, à partir de ce moment, la violence n’a pas cessé, mais les négociations non plus. Pourquoi a-t-il encore fallu 17 ans pour arriver à un accord ? Et bien parce que d’une part il y avait de puissantes forces du coté anglais et protestant qui freinaient un partage du pouvoir avec les Irlandais et leur montée en puissance. Et d’autre part l’IRA n’était pas du tout prête à renoncer à la violence. Le début des années 90 voit une approche tripartite pour les négociations, qui prennent en compte à la fois :

  •  Les deux communautés d’Irlande du Nord
  • Les relations Nord/Sud (Irlande du Nord/République)
  • Les relations Est/Ouest (Ile d’Irlande/ Royaume Uni)

Le fait que les unionistes acceptent ces paramètres de négociation change la donne, car de facto ils reconnaissent un rôle réel à la république et aux nationalistes dans la résolution du conflit.

Avec l’élection de Clinton, les USA entrent dans les négociations, qu’ils aideront à aboutir. Une autre force décisive sera Tony Blair, qui arrive au pouvoir en 1997 avec une vaste majorité derrière lui, alors que les unionistes sont affaiblis sur un plan parlementaire. Le 31 août 1994, l’IRA annonce la fin des opérations armées, mais la question de son désarmement empoisonne et surtout ralentit la fin du processus de négociation. Les forces conjointes de Blair, Clinton, Hume, Trimble et Adams vont tout de même finir par porter leurs fruits – et apporter le prix Nobel à Hume et Trimble – puisque les différents partis en négociation arrivent enfin à un accord le 10 avril 1998, vendredi saint (‘Good Friday agreement’). Et ce malgré l’opposition du DUP, le parti du pasteur Ian Paisely, opposé par principe à l’accord. Mais un référendum en Irlande du Nord entérine l’accord le 22 mai avec 71,1% des voix, et 81% de participation. Cette large majorité cache toutefois une fracture profonde, puisqu’on estime que 96% des nationalistes ont voté pour contre seulement 55% des unionistes. Dans la République en revanche, c’est une écrasante majorité de 94% qui se prononce en faveur de l’accord.

  • Gouvernement propre à l’Irlande du Nord
  • Création d’institutions Nord/Sud (Irlande du Nord/République) et Est/Ouest (Irlande/Royaume Uni)
  • Dissolution de la RUC au profit de la création d’une police paritaire
  • Amnistie de TOUS les prisonniers politiques
  • Possibilité pour tous les habitants d’Irlande du Nord d’avoir la double nationalité,

tels sont les principaux piliers de cet accord. C’est un gigantesque acte de foi des deux côtés.

Après les accords de 1998, il faudra attendre 2005 pour acter le désarmement de l’IRA sous supervision du clergé puis les élections de 2007 pour voir enfin un gouvernement d’union en Irlande du Nord, et Ian Paisley et Gerry Adams dans le même gouvernement, chose impensable 40 ans plus tôt.

Tout est bien qui finit bien ? Eléments de réponse dans le prochain article : « Belfast en 2023 »

West Belfast coté républicain, portrait mural de Bobby Sands
West Belfast, coté loyaliste, lieu de mémoire des victimes de l’IRA

Publié par pchatelain

Je suis une Française qui habite actuellement en Irlande et qui s intéresse particulièrement à la valeur des mots

3 commentaires sur « les Troubles »

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