Il ne faut pas passer beaucoup de temps en Irlande pour constater que les églises ne sont jamais très loin, il y en a toujours une quelque part, qu’elle soit magnifique et pleine de monde comme à Dublin, ou bien à moitié en ruines partout dans les campagnes. Il faut bien comprendre que l’histoire de l‘Eglise catholique irlandaise et celle du pays tout entier sont intimement liées depuis le début.
En effet, la verte Erin avait été christianisée très tôt, dès le 6e siècle, et le pape Adrien IV (fun fact: ce fut le seul pape anglo-saxon de l’histoire) voulait faire rentrer l’Eglise d’Irlande – quelque peu dépravée à son goût – dans les rangs. Par la bulle Laudabiliter de 1155, il donne le droit au roi d’Angleterre d’investir l’Irlande, suite logique de la donation de Constantin (lettre à l’existence contestée par laquelle l’empereur Constantin aurait donné au pape Sylvestre le droit de régner sur l’occident).
A la suite de cela, pendant 300 ans, les rois d’Angleterre portaient également le titre de Lord of Ireland, mais c’était plus honorifique qu’autre chose. Les choses ont changé avec le crown of Ireland Act de 1542, par lequel le roi d’Angleterre devenait également King of Ireland (parce que, rappel, Henri VIII venait de faire scission avec l’Eglise catholique et avait besoin d’asseoir et son pouvoir et sa religion). A partir de là, un ensemble de lois nommés les penal laws (lois pénales) ont été promulguées dans le but d’asservir l’Eglise catholique en Irlande. Expulsion des évêques, limitation du nombre de prêtres, qui devaient se déclarer aux autorités, exclusion des catholiques du droit de vote et de tous les offices publics, dépossession des terres, etc. Mais il n’avait en fait jamais vraiment été question d’éradiquer l’Eglise catholique avec des conversions de masse pour faire de l’Irlande une terre protestante, car alors il n’y aurait plus de justification pour pouvoir faire faire les basses taches par les catholiques, si ceux-ci de facto n’existaient plus. Ce n’est qu’au 19e que d’autres lois ont commencé peu à peu à donner les mêmes droits aux catholiques et protestants.
Il faut bien comprendre que durant tous ces siècles, l’Eglise catholique a servi de rempart contre l’envahisseur anglais et a permis une identification et un « wir-gefühl » (sentiment d’appartenance) des Irlandais. Les Irlandais étaient soudés entre eux aussi grâce à l’Eglise catholique et continuaient à pratiquer leur religion, souvent de façon semi-clandestine (cf. photo ci-dessous)
Durant l’époque dire „pénale“ où les catholiques et leur Eglise subissaient de lourdes oppressions de la part de l’occupant Britannique protestant, se créèrent des institutions un peu partout en Europe, des irish colleges – collèges pontificaux – afin de former des prêtres catholiques irlandais. Il y en eu une trentaine. Le seul qui serve encore réellement à former des prêtres est celui de Rome. L’Eglise était le symbole de la résistance et les prêtres ses fers de lance.
L’indépendance de l’Irlande a aussi pu se faire, parce que le sentiment d’être Irlandais et catholique était un puissant agent fédérateur, même si l’Eglise catholique n’a jamais réellement encouragé le mouvement, craignant la sécularisation (des Fenians notamment, un groupe indépendantiste laïque).
Mais il faut bien comprendre qu’au moment de l’indépendance en 1922, c’est cette même Eglise catholique qui avait servi de rempart contre l’envahisseur anglais, qui se retrouve investie d’un pouvoir spirituel énorme, équivalent à un pouvoir temporel pour beaucoup de paroissiens. C’est ainsi que l’Eglise Catholique d’Irlande a succombé à l’hubris décriée par les Dieux antiques, et que ses fidèles jadis soudés dans l’Eglise face à l’occupant se trouvèrent après l’indépendance sous son joug. Après 1922, la jeune Irlande indépendante s’est structurée autour de ce pilier indispensable qu’était la paroisse. C’est grâce à l’Eglise que de nombreux enfants ont appris à lire et à écrire. C’est bien simple, depuis 1831 et ce jusque dans les années 70 instruction rimait avec religion. Et cette même Eglise qui après avoir été opprimée sous le joug anglais des siècles durant, est devenue surpuissante, voir abusive à l’indépendance du pays.
Abusive, l’Eglise l’était à deux niveaux : à la fois en tant que décideuse de la vie courante, et garante d’un monde parallèle. C’est ainsi que les scandales ne manquent pas hélas d’enfants abusés dans des écoles et internats. Parallèlement, des institutions particulières ont existé des décennies durant avec les Mother and Baby homes, les industrial schools et pire encore les Madgalene laundries, dont la dernière n’a fermé qu’au début des années 90. Ces organisations tenaient des enfants dits délinquants et des jeunes femmes, célibataires et enceintes, à l’écart de la société, et ce de façon assez lucrative car les services sociaux finançaient les institutions. En outre, les bébés nés hors mariage étaient vendus fort chers à des familles irlandaises ou américaines en mal d’enfants, contre la volonté des jeunes mères, qui devaient ensuite continuer à travailler dans les laundries pour « financer » leur séjour. Un certain nombre de jeunes filles étaient envoyées dans les Magdalene laundries uniquement parce qu’elles étaient un peu agitées, juste parce qu’elles ne rentraient pas dans la norme. Et avec l’influence du prêtre de la paroisse, beaucoup de famille n’avaient pas le choix.
L’Irlande n’est pas le seul pays à avoir connu des abus d’enfants de la part de l’Eglise catholique. Mais il semble qu’en Irlande – du au poids social de l’eglise ainsi qu’à la réticence des gens à parler – ce fut pire , „whatever you say, say nothing » magistralement formulé par Seamus Heaney dans l’un de ses poèmes
Une des questions qui se pose est donc de savoir si c’était le fait de quelques brebis galeuses investies d’un certain pouvoir comme il y en a hélas partout, ou bien si le phénomène fut systémique : en ce qui concerne les abus sexuels, c’était a priori le fait de brebis galeuses. Les Mother and baby homes, magdalene laundries, industrial schools, étaient, eux, systémiques.
Cela dit, c’est aussi sous l’égide de l’Eglise catholique que des milliers de petits orphelins allemands ont été accueillis après la guerre, ou quarante ans plus tard des centaines de jeunes soviétiques après Tchernobyl. Il s’agissait dans les deux cas d’enfants dont personne ne voulait en Europe. Au XXe siècle, l’Eglise catholique d’Irlande était ainsi capable du pire comme du meilleur.
A partir des années 70, si la messe du dimanche est restée, les dévotions privées ont commencé à s’effacer, mais les ornements domestiques sont restés en revanche.
Et qu’en est-il de l’Irlande du XXIe? Religion et civilisation ne sont jamais bien loin de l’autre en Irlande, même en 2023. L’Irlande a fait, tardivement certes, amende honorable : après avoir retiré à l’Eglise ses pleins pouvoirs sur le mariage en 1972, elle a dépénalisé l’homosexualité il y a 30 ans et légalisé l’avortement en 2018.
L’Eglise reste toujours très présente dans les écoles et universités, mais est devenue ouverte à tous et œcuménique. Ainsi, après avoir été longtemps une université protestante uniquement, Trinity College abrite maintenant des chapelains qui prient pour tous les étudiants sans discrimination lors de la phase des examens, et l’affichent sur les panneaux !
La religion, toujours très présente durant la phase scolaire des jeunes irlandais a tendance à s’estomper ensuite, même si l’institution reste aujourd’hui encore incontournable dans les grands moments de la vie des Irlandais. Et les décorations religieuses sont toujours très présentes dans les maisons et les jardins, ainsi que dans l’espace urbain.
A l’approche des 25 ans du traité du vendredi saint, il peut être intéressant en conclusion de porter nos yeux sur la situation très particulière de l’Irlande du Nord : s’agit-il d’un conflit de civilisation ou de religion ? Vaste question… On peut se demander si ce ne sont pas maintenant les Irlandais eux-mêmes qui instrumentalisent la religion pour servir leur cause, et ce des deux côtés. En effet, quoi qu’en disent les Nord-Irlandais, la religion a un rôle à jouer dans ce conflit, car le système dual reste en place, indépendamment de la foi personnelle : un unioniste est protestant, un républicain est catholique, qu’il ait la foi ou non.
Eglise catholique, tour à tour, fondatrice, asservie, opprimée, puis abusive, et enfin utilisée ? L’Histoire ne manque pas d’ironie…
Une chose est sure : la croix et le drapeau vont toujours de pair en Irlande.
- * « les meilleurs catholiques du monde? » D après le titre du livre de Derek Scally, The Irish, the church and the end of a special relationship, Penguin, 2021

« Mass in a Connemara Cabin » , Aloysius O’Kelly, 1883. National Gallery of Ireland
